Antoine de Tounens, roi de Patagonie

Par Sandrine Bavard

Un juriste du Périgord devenu roi d’Araucanie et de Patagonie : c’est le destin incroyable d’Antoine de Tounens, qui s’aventura au bout du monde pour convaincre les Mapuches d’être leur chef et défendre leurs territoires face aux Chiliens.

Un destin incroyable qui commence le 12 mai 1825 au hameau de la Cheyze dans le Périgord. Dans cette famille de cultivateurs aisés et de neuf enfants, Antoine Tounens (son nom à l’époque) se distingue par son intelligence.

Il suit des études de droit, puis s’installe comme avoué à Périgueux : une belle ascension sociale qui ne lui suffit pas.

Car Antoine de Tounens nourrit de plus hautes aspirations, comme le prouve cette particule ajoutée à son patronyme, et son ralliement à la loge maçonnique de Périgueux. Il est surtout persuadé que son destin est d’être roi.

Dans les livres de géographie qu’il consulte avec passion, il repère des territoires échappant encore à l’autorité du Chili et de l’Argentine : il s’agit de l’Araucanie et la Patagonie, au sud des fleuves Río Biobío et Río Negro.

Ces territoires sont occupés par les Mapuches, appelés aussi Araucans, qui ont résisté fièrement aux Incas, puis aux conquistadors. Antoine de Tounens pense trouver chez ces tribus héroïques des sujets à sa mesure.

En 1857, le juriste abandonne sa charge d’avoué et emprunte de l’argent à sa famille pour monter une expédition en Amérique et réaliser ainsi son rêve.
Il se rend d’abord à Paris pour exposer ses plans au gouvernement français qui ne le prend pas au sérieux.

Qu’à cela ne tienne : il fait frapper une monnaie, réalise des décorations à remettre à ses plus valeureux sujets, fait floquer des drapeaux patagons aux couleurs bleu, blanc et vert.

En 1858, il embarque pour le Chili et débarque à Coquimbo, à 400 km au nord de Santiago. Pendant deux ans, il étudie l’espagnol et la langue des Mapuches, rédige la constitution de son futur royaume.

L’aventurier entre en contact avec Quillapan, l’un des chefs araucans, pour lui faire part de son projet : réunir les tribus mapuches dans une grande confédération dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle, alliée de la France de Napoléon III.

En 1860, en quatre jours, ses désirs deviennent réalité. Le 17 novembre, la constitution est promulguée, le 20, il est proclamé roi d’Araucanie et de Patagonie.
Orélie-Antoine Ier, de son nouveau nom, revendique l’extension de son royaume jusqu’à l’Atlantique et au détroit de Magellan.

Le royaume d’Araucanie et de Patagonie, une utopie devenue réalité

Comment a-t-il réussi ce tour de force ?
Sans doute parce qu’à l’époque où de Tounens apparaît, Chili et Argentine, fraîchement indépendants, sont en pleine campagne de « pacification ». Entendre par là la soumission brutale et sanglante des populations autochtones qui vivent aux confins des nouvelles républiques, et qui voient dans le fantasque français un allié de circonstance.

Peut-être aussi en raison de l’existence de mythes indiens toujours vivaces qui racontent que des hommes blancs et barbus, des demi-dieux vont surgir de la mer pour sauver l’empire indien, comme en ont profité les conquistadors Hernán Cortés et Francisco Pizarro en leur temps.

Sans doute enfin grâce à une force de persuasion hors du commun qui a permis de gagner la confiance et le respect des toquis (chefs suprêmes) et des loncos (chefs locaux) des différentes tribus : les Puelches, les Tehuelches, les Alakalufs.

A moins que ce ne soit l’alcool qui ait enivré les tribus indiennes…

Le Chili voit évidemment d’un mauvais œil les agitations de cet homme venu de nulle part, qui envisage d’exploiter les mines d’argent, d’étain, et de cuivre, et qui veut ouvrir une ligne de vapeurs entre Bordeaux et l’Araucanie.

Il sollicite même le soutien de Napoléon III, heureusement pour les Chiliens, trop occupé par sa campagne militaire au Mexique. 1

En 1862, l’armée chilienne le fait prisonnier et la justice le déclare fou. Orélie-Antoine Ier est interné dans un asile d’aliénés jusqu’à ce que la diplomatie française parvienne à le faire libérer.

Jean Raspail qui a écrit le roman de cette vie, Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie2, restitue un dialogue entre le conseil de France de Valparaiso et le roi déchu quand il monte à bord du bateau qui le rapatrie en France :
« -Bon voyage, Excellence ! Mais de grâce, ne revenez pas !
– Pourquoi ? Louis XI après Péronne, François Ier après Pavie, n’en étaient pas moins roi. »

Ainsi, Antoine de Tounens ne s’avoue pas vaincu. Il se sent spolié de son royaume, en exil en France. Il multiplie les initiatives pour alerter l’opinion publique et le gouvernement français, il lance même une grande souscription nationale pour récupérer ce royaume « de Nouvelle France ».

L’infatigable aventurier parvient à trois reprises à monter de nouvelles expéditions sur le continent sud-américain mais il est vite arrêté et reconduit en France.

Lors de la dernière tentative en 1876, il tombe gravement malade.
Il meurt peu de temps après le 17 septembre 1877 à Tourtoirac chez son neveu Jean qui l’a recueilli, tous les autres membres de la famille ayant tourné le dos à cet homme qui les avait ruinés.

Célibataire et sans enfant, il confie la succession de son trône à son ami Gustave Achille Laviarde (Achille 1er).

Ce drôle de royaume3 est aujourd’hui occupé par Jean-Michel Parasiliti di Para (Antoine IV) qui défend le droit des indigènes dans les organismes internationaux.

Les curieux peuvent se rendre au musée des rois d’Araucanie, installé dans une annexe de l’abbaye de Tourtoirac, qui raconte la folle épopée de son fondateur à travers des vieilles cartes chiliennes, des extraits de journaux de l’époque, ou encore des tissages mapuches…

Ils peuvent aussi fait un détour par le cimetière de Tourtoirac où une tombe signale modestement : « Ici repose de Tounens Antoine, Roi d’Araucanie et de Patagonie ».

Qui était vraiment Antoine de Tounens ? Idéaliste ? Arriviste ? Mythomane ? Illuminé ? Le « Cyrano de Tourtoirac » comme on le surnomme aussi laisse en tout cas l’image d’un aventurier qui a été au bout de ses rêves4.

Certains tentent de perpétuer cet esprit d’aventure et d’audace. Ce sont des Patagons, comme on dirait des Don Quichotte : des doux rêveurs qui carburent à l’humour et à l’excentricité pour donner plus de visibilité à leur cause.
Ils ont déjà débarqué sur l’archipel des Minquiers appartenant à la Grande-Bretagne dans la Manche ou installé une base aéronavale patagonne en Normandie…

1 Selon Jean-François Gareyte, qui s’est intéressé à cet épisode historique, de nombreux documents démontrent l’existence de liens étroits entre Antoine de Tounens et Pierre Magne, principal conseiller de Napoléon III.

L’historien estime fort probable que le conseiller ait essayé de convaincre l’Empereur d’aider Antoine de Tounens à réaliser son projet.

2 Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, de Jean Raspail, Grand Prix du Roman de l’Académie Française en 1981.

3Site du royaume d’Araucanie

4 Outre la littérature, l’histoire de Tounens a également inspiré le cinéma.
Ce ne sont pas moins de trois films qui sont consacrés à son aventure.